23 juin 2009

Combien un esprit supporte-t-il de vérité ?

C'est la question qui m'a traversé l'esprit à l'issue de la représentation de "Ode maritime" de Alvaro de Campos alias Fernando Pessoa (dans une mise en scène de Claude Régy) au cours de laquelle des spectateurs ont bruyamment quitté la salle (voir à ce propos les rubriques des 4 et 14 juin qu'y consacre Pierre Assouline dans son blog*).

Peut-être, se fondant sur le titre de l'œuvre, ces spectateurs s'attendaient-ils à des histoires pittoresques de marins aventuriers avec à la clé des cris de mouettes**, des tempêtes et une femme dans chaque port ? Que croyaient-ils, demande ironiquement Assouline, qu'ils allaient voir du Eric-Emmanuel Schmitt ?

Comme toujours avec Pessoa, on est loin, très loin des clichés. En fait, la mer n'y est qu'un prétexte, guère plus qu'une toile de fond. Le véritable thème de l'oeuvre, ce sont les profondeurs abyssales où vivent des créatures monstrueuses; pas les gouffres océaniques auxquels pourrait faire penser le titre, mais ceux, intérieurs, proches et donc autrement plus effrayants, qui hantent l'âme humaine. Carnages, massacres, tortures, viols, récit du bourreau, mais aussi celui, plus dérangeant encore, du masochiste qui implore d'être soumis aux pires atrocités, rien ne nous est épargné des détails les plus scabreux, jusqu'aux limites du supportable (au-delà, apparemment, pour ceux qui ont quitté la salle). Face aux scènes épouvantables que nous narre le magnifique comédien Jean-Quentin Châtelain d'un ton souvent monocorde et d'autant plus inquiétant qu'il l'entrecoupe de cris qui vous mettent les nerfs à vif, deux réactions sont possibles : soit, figé dans votre fauteuil, sonné (oserais-je dire : fasciné, comme on l'est devant un serpent venimeux) par ces visions abominables, vous restez jusqu'au bout de l'horreur (après quelque temps, au sortir de son cauchemar, le narrateur finit par se calmer, épuisé, toute son énergie dévorée par ses démons intérieurs); soit, révulsé, saisi d'effroi, vous n'avez d'autre choix que de fuir ce récit insoutenable. Dans les deux cas, une même révélation dérangeante se fait jour : Pessoa ne parle de rien d'autre que de nous, nous tous, monstres en puissance dont la malfaisance se révélera ou non suivant les circonstances (une guerre par exemple). La seule différence entre ceux qui restent dans la salle et ceux qui partent, c'est que les premiers acceptent cette idée, aussi abjecte soit-elle, tandis que les seconds s'empressent de la refouler aussi violemment qu'elle leur est apparue, préférant s'aveugler sur leur vraie nature. "Combien un esprit supporte-t-il de vérité, combien en ose-t-il ?" écrivait Nietzsche dans "Ecce homo".


*http://passouline.blog.lemonde.fr/

**Il me semble avoir entendu des mouettes mais peut-être était-ce celles de la plage de Vidy !

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